Le bon commerçant, c'est celui qui souhaite vous garder pour client.
Mais le privilège de l'excellent commerçant, c'est de pouvoir trier les clients eux-mêmes.
Je devisais avec mon boucher sur le marché du samedi, avant que ne débarque la horde des lève-tard, quand il me désigna du regard un homme en imperméable, qui faisait le tours des étals pour s'enquérir des prix et les noter frénétiquement sur un petit carnet. Je lui demandai s'il s'agissait d'un fonctionnaire zélé de la Répression des fraudes. Pas du tout, me dit-il, c'est un mégot. Je ne connaissais pas ce mot mais sa moue de mépris me servit de traduction : un radin, un chipoteur, un qui mégote chaque prix et chaque pesée.
M. Fornelos n'aime pas les mégots. Il faut dire qu'il est lui-même du genre prodigue. D'aucuns lui reprochent d'avoir la main lourde, croyant y voir la rouerie d'un vieux briscard des marchés, alors que ce penchant véniel tient à sa nature généreuse et à sa conception de la cuisine. Pour lui, un steak de 100 g n'est pas un steak mais une escalope, et l'escalope de bœuf n'existe pas ; un bourguignon doit laisser des restes pour le lendemain car il est meilleur réchauffé ; de même que le gigot car il est meilleur froid ; un faux-filet de moins de 2 centimètres ne permettra pas une cuisson optimale ; ainsi que le foie de veau car il doit rester légèrement rosé au milieu. Vous me direz que ses idées servent ses intérêts. Certes, mais il se trouve que je partage les unes comme les autres. Je préfère payer un peu cher pour être dans ses petits papiers, plutôt que d'être classé dans la catégorie des finasseurs à qui l'on refourgue la carne. Car, c'est une loi immuable du commerce, ceux qui achètent le plus obtiennent le meilleur, et bénéficie de petits extras : les os à moelle toujours offerts, les parures et les os à volonté pour les fonds de sauce, le gros bouquet de persil plat glissé dans le sac, le morceau mis de côté « rien que pour vous », le paleron soigneusement épluché malgré son faible prix, etc.
Quant on lui fait raboter une tranche pour gagner 20 g sous prétexte que « les enfants ne mangent pas beaucoup de viande » ou que « l'on doit suveiller sa ligne », M. Fornelos reste poli mais il n'en pense pas moins. Et quand je dis qu'il reste poli... Il peut aussi prendre l'air bourru de celui qui ne tient pas à votre fidélité, et vous le fait comprendre. C'est qu'il peut choisir ses clients, puisqu'il vend la meilleure viande sur le marché et que les amateurs sont assez nombreux pour le reconnaître et faire la queue devant son étal.
Privilège de la réussite : mon boucher ne travaille pas seulement pour l'argent. Il aime ce métier de chien, passe ses soirées au labo et se lève à 3 heures les jours de marché, plus tôt encore les jours de halles, parce qu'il sait que certains clients apprécieront son travail à sa juste valeur.
C'est écœuré par l'avarice des millionaires qu'il a quitté les marchés de Neuilly-sur-Seine, ville cossue où il gagnait mieux encore sa vie. Ayant atteint les deux objectifs matériels de son existence (une belle maison, une belle voiture), il considère qu'il n'a plus à courber l'échine (si j'ose dire), et préfère se passer des emmerdeurs plutôt que de leur faire des risettes.
Il est permis d'avoir une autre conception du commerce. Mais celle-ci en vaut bien d'autres, car elle repose sur une honnêteté profonde et l 'amour d'un métier.
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