samedi 16 avril 2011

Jamón

Le jambon est une religion espagnole. Il a donc ses adeptes, ses prêtres, ses dogmes, sa hiérarchie, ses hérésies...

S'il est une chose où les Ibères excellent, c'est bien le cochon. La cuisine espagnole ne brille ni par sa finesse, ni par sa variété, mais la gamme des salaisons porcines est si subtile, si ésotérique qu'elle semble réservée aux seuls initiés.
Première distinction : le porc Blanc (Large White ou Landrace) existe bien dans la péninsule, et donne le jamón serrano (traduisez jambon de montagne), qui peut être excellent mais ne se distingue guère d'un parme ou d'un bayonne. C'est avec la race ibérique (cerdo iberico), déjà évoquée dans un précédent article sur le porc, que l'on produit les meilleurs jambons du monde. Car cette race se distingue par sa capacité à stocker la graisse et à l'infiltrer dans le muscle, ce qui lui donne un « persillé » inégalable. Elle est également assez rustique pour s'adapter au pâturage et à l'exercice physique, ce qui n'est pas le cas des races blanches, orientées vers la stabulation. Encore faut-il tirer profit de cette particularité.
C'est là qu'intervient a deuxième distinction. Après le sevrage et jusqu'au poids de 70 à 80 kg environ, les porcs ibériques sont nourris au pâturage avec au besoin quelques compléments, selon leur saison de naissance. Le jamòn ibérico de cebo (ou de pienso) est ensuite classiquement nourri de céréales et d'oléagineux. C'est bon, mais ce n'est pas le meilleur.
Avec le recebo, on monte déjà en gamme, puisque les cochons ibériques de cette catégorie participe à la montanera, saison allant d'octobre à mars où il paîtra dans la dehesa, en se nourrissant essentiellement des glands produits par le chêne rouvre, vert ou liège qui couvre ces paysages typiques du centre et du sud de l'Espagne. Le gland n'a guère de parfum en lui-même, mais il apporte une légère sucrosité, et surtout des acides gras insaturés (majoritairement l'acide oléique) qui se diffusent dans le muscle et lui confèrent une saveur incomparable et une qualité nutritionnelle rare pour une charcuterie : du bon cholestérol et des oméga 3, plutôt que du mauvais cholestérol et des oméga 6. Que demande le peuple ?
Dehesa de la vallée de Los Pedroches
Lorsque la dehesa est de qualité moyenne, en raison du climat de l'année précédente (sécheresse, neiges abondantes...), le gland finit par manquer, et l'engraissement doit être terminé aux céréales. Le jamòn restera recebo.
Mais si la montanera peut aller à son terme, et que le cochon peut atteindre 160 à 170 kg en se nourrissant exclusivement de glands (bellota), il méritera le doux nom de jamòn ibérico de bellota. Et c'est le bonheur...
Les bellotas sont donc abattus (sacrifiés disent les Espagnols) autour de 18 mois, et les jambons subissent alors un salage d'un jour par kilo, avant d'être rincés et pendus en chambre humide et froide pendant 35 à 45 jours pour que le sel se diffuse bien dans la chair. Commence alors le séchage proprement dit, qui peut durer de 3 à 5 ans, dans des séchoirs naturellement ventilés. 
Mais allons un peu plus loin. Certaines régions privilégiées d'Espagne ont décroché des DOP spécifiques (Denominación de origen protegida:
- Dehesa de extremadura : provinces de Caceres et de Badajoz en Estrémadure;
- Jamón de Huelva : province andalouse où se trouve le fameux village de Jabugo, entièrement voué au culte du jambon, au point que l'on utilise à tort son nom pour désigner l'ensemble de la production de bellota espagnol;
- Guijelo, dans la province de Salamanque;
- Los pedroches, de la vallée du même nom, dans la province de Cordoue en Andalousie.
Chacun a ses adeptes. Je peux témoigner de l'incroyable finesse du Guijelo, tandis que le huelva est plus en puissance. Le los pedroches offre peut-être le meilleur équilibre.
Dans tous les cas, il s'agit de produits exceptionnels, au salage équilibré, au gras intensément parfumé (ne vous laissez pas impressionner par le sudado, cette transpiration naturelle du jambon à température ambiante, signe de qualité), d'une complexité aromatique inégalable.
Signalons que les épaules de porc (paletas) bénéficient des mêmes soins et des mêmes appellations que les jambons. Elles donnent un grand plaisir à la dégustation pour un prix nettement plus raisonnable. 
Car le bellota est un produit de luxe, dont le prix au kilo peut aller de 40 à 100 €, selon que vous l'acheterez entier (avec les os et les pertes, qui représentent environ 30% du poids), en morceaux (désossés et conditionnés sous vide) ou tranché devant vous par le charcutier, sur ces fameux supports où le jambon est fixé une fois pour toutes, conservé à température constante et recouvert de sa propre couenne entre deux services, pour éviter que la chair ne s'assèche en surface. Pour réussir de belles tranches très fines, un autre instrument liturgique s'impose : le couteau à longue lame souple, que ne peut remplacer aucune machine électrique, tous les adeptes vous le diront, car elle chauffe la chair et en altère le goût.

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