Alain Chapel est un mythe. Il fait partie de cette poignée de cuisiniers, divers mais regroupés par Gault et Millau sous le label « Nouvelle cuisine », qui révolutionnèrent la gastronomie française dans les années 70. Produits toujours frais et jamais camouflés, cuissons courtes et justes, jus légers et bouillons plutôt que fonds de sauce et liaisons à la farine : ce qui nous semble banal aujourd'hui n'était pratiqué à l’époque que par une dizaine de cuisiniers français.
Alain Chapel était de ceux-là. Héritier de la Mère Charles, une auberge au bord de la route à Mionnay, dans l'Ain, il en devint le seul maître à bord en 1967, après un apprentissage chez Fernand Point, à Vienne. Deux ans après, il a déjà deux étoiles au Michelin, et décroche la troisième en 1973, année où il est également sacré Meilleur ouvrier de France. De quoi tourner les têtes les plus froides...
Mais Chapel n'a jamais dévié de sa modestie et de sa philosophie : cuisiner au plus près des produits, les marier avec finesse pour qu'ils dialoguent sans se heurter, les magnifier par des sauces ou des jus souvent surprenants, qui révèlent de nouvelles saveurs sans jamais masquer la nature des choses.
Après avoir créé quelques chefs-d'œuvre de la cuisine moderne, Alain Chapel meurt prématurément d'une crise cardiaque en 1990, à 53 ans, victime du stress et d'une pression sans doute trop forte pour lui. Il laisse deux jeunes fils et un fidèle second, Philippe Jousse, rappelé en catastrophe de Tokyo par Suzanne Chapel pour reprendre les fourneaux de la maison-mère. À cette époque, ce genre de catastrophe vous en amenait une deuxième : la dégradation par le Michelin. Le restaurant court toujours après le macaron perdu, malgré les efforts de l'équipe pour maintenir le niveau.
Pendant 20 ans, Jousse va perpétuer l'esprit de son maître, et certaines de ses recettes légendaires, en créant ses propres plats. S'il n'a pas le génie de Chapel, il maintient le niveau technique et l'exigence dans le choix des produits. Depuis 2010, les fils Chapel reprennent peu à peu le flambeau : à la cuisine Romain, formé chez Troisgros, Haeberlin et Roellinger ; et David en salle et à la gestion. C'est donc la carte de Romain Chapel que nous avons eu l'occasion de déguster le 12 juin, dans une salle à manger plutôt rustique : du décor de l'auberge achetée par les parents d'Alain Chapel en 1939, il reste le sol de pierres poli par le temps, les grosses poutres apparentes, la vaste cheminée. Aucun faux luxe ne vient distraire de cette première impression : linge, vaisselle et argenterie très sobres, personnel courtois mais décontracté, élégance sans chichis.
Première et agréable surprise, la carte est courte et d'une exemplaire clarté : on lit ce que l'on va manger, sans camouflage et formules ampoulées. La seconde (et divine) nouvelle vient de la carte des vins. Essentiellement composée de bourgognes, elles est structurée par propriétaires (et non par appellations). Un parti-pris qui me ravit, même si je concède qu'il peut dérouter les profanes. Car l'amateur de bourgogne sait que le vigneron prime sur l’appellation, et il lui plaît de voir rassemblés sur une même page tous les vins de Dugat-Py, de Roumier ou de Trapet. Et pour certaines de ces maisons, les allocations annuelles permettent à Chapel de proposer des gammes magnifiques à des prix attractifs. L'occasion de découvrir des bouteilles que l'on n'a pas l'habitude de boire au restaurant. En l'occurrence, notre choix s'est porté sur un chablis 1er cru Chapelots 1982 de chez Raveneau, et un volnay 1er cru Santenots 1986 des Comtes Lafon.
Venons-en au repas lui-même : « Instantané du moment » pour toute la table. L'intitulé parle de lui-même : le contenu peut changer d'un jour sur l'autre, au gré des saisons et du marché. Pas question de maintenir un plat si le produit devient introuvable ou inabordable.
Instantané du Moment
Emietté de tourteau dans un bouillon de poule servi froid au safran.
Grecque de légumes et casserons à l'huile d'olive du pays niçois.
Homard bleu, jus aux fèves de cacao, choux pointus au sautoir.
Selle d'agneau du Limousin rôtie, pommes "grenaille" et ail nouveau, jus aux herbes fraîches.
Fromages frais et affinés de nos régions.
Mara des bois au sucre sur une crème de caillé de Brebis et basilic citron,
réduction de vin de Banyuls, une tuile au Muscovado.
réduction de vin de Banyuls, une tuile au Muscovado.
Abricots rôtis aux arômes de sauge ananas, un parfait au caramel.
Après une belle mise en bouche à base de mousserons et de petits pois très tendres, nous attaquons par un tourteau merveilleux de fraîcheur, pris dans une gelée concentrée de poule parfumée au safran. Rencontre simplissime et convaincante de la terre et de la mer.
La grecque (cuisson courte de mini-légumes avec huile d'olive, vin blanc et citron) magnifie les produits du moment (haricots, asperges, poivrade...) en les accompagnant de casserons (mini-seiches) vivement poêlés. Ça pétille dans l'assiette, on déguste chaque légume comme si c'était la première fois, et on sauce le jus savoureux avec le bon pain de campagne de la maison.
Le homard est le sommet du repas. Une base assez simple : les queues décortiquées revenues à la sauteuse avec le jus des têtes légèrement crémé et mousseux. Mais s'y mêle un parfum subtil de cacao que l'on doit sûrement à une courte infusion de fèves torréfiées (grué) dans le fumet de homard, et des petits choux pointus, cuits à l'étuvée, accompagnent parfaitement ce plat puissant par leur saveur douce et subtile, sans aucune âcreté. Cuisson parfaite, équilibre idéal, produit magnifié, saveurs précises et concentrées. Le bonheur...
Suit une magnifique selle d'agneau et son jus lié aux herbettes (thym, romarin, et sans doute une pointe de menthe), servi très court, presque comme un condiment, avec des grenailles d'une saveur incomparable et de l'ail nouveau juste étuvé. Là encore, chaque saveur est à sa place, chaque élément est cuit et assaisonné avec précision. Du grand art.
Les fromages, servis sur une table à roulette qui tient plus du billot que la desserte, sont inégaux. Ma fourme est excellente, mais certains sont déçus de leur époisses et de leur saint-marcellin, imparfaitement affinés.
Deux desserts se succèdent, aux idées moins surprenantes que sur le salé, mais sur des produits superbes, dans un souci d'équilibre et d'harmonie. La mara des bois avec le caillé de brebis, il fallait tout de même y penser, ainsi qu'à cette extrafine tuile au muscovado (sucre de canne non raffiné, presque noir), l'ensemble souligné par une savoureuse réduction de banyuls. Et le parfait au caramel, léger et mousseux à souhait sur son fin sablé, était une réponse parfaite à l'acidité maîtrisée du gros abricot rôti à la sauge et à l'ananas.
Il nous fallait un verre de vin jaune (Henri Tissot, 1983) pour faire passer tout cela en douceur.
Rappelons que la maison n'a toujours pas retrouvé sa troisième étoile. J'aurai tendance à trouver cela indifférent, comme toutes les sentences du Guide Michelin. Mais avec ce viatique, la salle serait sans doute mieux remplie qu'en ce dimanche de Pentecôte un peu tristounet. À 40 kilomètres de la grande ville, une table doit se battre pour attirer les clients tout en maintenant ce niveau d'exigence. Bonne chance à Romain et Alain Chapel, et aux gastronomes de France et d'ailleurs : quittez les autoroutes de l'ennui, et ne craignez pas de mettre le pied... dans la Dombes.
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